Du pétrole, des trains et un centre-ville

Du pétrole, des trains et un centre-ville

(Photo prise par Korzana /  Wikimedia Commons)

Il faudra peut-être des jours, sinon des semaines, avant qu’on sache ce qui a provoqué la catastrophe de la petite ville de Lac-Mégantic. Mais en attendant, deux facteurs ont rendu une catastrophe comme celle-là inévitable : la production de pétrole a augmenté en flèche dans un coin de l’Amérique du Nord (et ce n’est pas l’Alberta). Et les trains, là où il en reste, ça passe au milieu des villes.

Boum pétrolier au Dakota du Nord. C'est une véritable ruée vers l’or : en 2008, les compagnies pétrolières ont découvert qu’elles pouvaient puiser dans le gisement Bakken, au Dakota du Nord, grâce à la fracturation hydraulique — la même technique qui a fait le succès du gaz de schiste.

Ce gisement, connu depuis 1951, mais qui était resté jusque-là inaccessible, a du coup transformé cette région en un Eldorado : plus de 8000 puits, plus de 40 000 emplois directs, dont 14 000 nouveaux emplois dans la seule ville de Williston qui comptait... 16 000 habitants. L’État est passé de 7e producteur de pétrole aux États-Unis, à deuxième, derrière le Texas.

Or, tout ce pétrole, il faut l’exporter : selon un reportage de Radio-Canada, entre 2008 et 2012, la quantité de pétrole transportée par train aurait été multipliée par 25 aux États-Unis. Cela, parce que les pipelines qui traversent le continent sont rapidement saturés — une partie est déjà bien occupée par le pétrole de l’Alberta, et c’est pour cela que les compagnies travaillent très fort à en construire d’autres, comme le fameux pipeline Keystone.

Vers le Nouveau-Brunswick. On estime que les deux tiers de la production pétrolière quittent le Dakota du Nord par le chemin de fer. Et depuis peu, une partie traverse le sud du Québec, et la ville de Lac-Mégantic, en route vers la raffinerie de la compagnie Irving, à Saint John, Nouveau-Brunswick.

Il s’agit d’un réseau de 820 km de voies ferrées achetées par une compagnie privée, la Montreal, Maine and Atlantic (MMA), basée à Bangor, Maine. Ces voies sont situées au Québec, au Vermont et dans le Maine.

Pour la raffinerie Irving, c’est une manne, et elle a investi en conséquence en 2011-2012, parce que ça ne s’arrête pas à la MMA : une autre compagnie américaine, PanAm Railways, a effectué en mai 2012 son transport inaugural de pétrole brut (104 wagons-citernes) à travers ses voies du Maine, jusqu’à la raffinerie Irving. « Je crois que nous allons en voir plus », déclarait alors le directeur général de la compagnie au quotidien local. La MMA estimait y avoir transporté 3 millions de barils de pétrole en 2012.

Et il n’y a pas que les compagnies américaines : lors de l’assemblée annuelle du Canadien Pacifique, en mai, le chef de la direction était fier d’annoncer une hausse des revenus parce que sa compagnie transporte elle aussi « de plus en plus de pétrole brut » — « les entreprises d’oléoducs peinent à augmenter rapidement leur capacité ». De 5000 wagons-citernes par an en 2010, on est passé à 30 000 en 2012, selon Le Devoir.

À l'échelle canadienne, entre janvier 2012 et janvier 2013, on parle d’une augmentation de 88% du nombre de tonnes métriques de gaz et de mazout transportés par train, selon Statistiques Canada.

Accident inévitable? Sans pouvoir présumer de ce qui s’est passé entre Nantes — où le train s’était arrêté pour la nuit — et Lac-Mégantic — où, après une descente de 4 % sur 12 km, le convoi a explosé en plein centre-ville — on ne peut que noter que cette hausse du transport de pétrole par train s’est également accompagnée d’une hausse des accidents.

The Gazette rapporte par exemple que les wagons-citernes DOT-111, qui occupent la majorité des wagons des trains nord-américains, sont prompts aux fuites lors d’un déraillement. Une enquête du Bureau américain de la sécurité des transports, en 2009, avait recommandé un renforcement de leur enveloppe de métal — puisque, en toute logique, s’il n’y a pas de fuite, il n’y a pas d’incendie. Impossible de dire à ce stade si ces recommandations ont été appliquées à tous les trains qui circulent au Canada.

Le Conseil canadien de la sécurité recensait 588 déraillements en 2011 — pour l’ensemble du transport ferroviaire.

Par exemple, un tel déraillement, sur un train de la compagnie Montreal, Maine & Atlantic, s’est produit pas plus tard que le 10 juin dernier, dans la même région du Québec — près du village de Frontenac — provoquant le déversement de diesel (13 000 litres). Selon La Tribune, un rail a été soulevé et a perforé un réservoir de diesel. Personne n’avait été blessé. La compagnie MMA a également été mise à l'amende dans le Maine en 2011, pour un déversement, et a été impliquée dans d'autres incidents du genre.

Selon l’expert en transports Barry Dillon, de l’Université d’Ottawa (auteur de Human Reliability and Error in Transportation Systems), interrogé par The Gazette, entre 70 et 90% des accidents dans les transports seraient causés par une erreur humaine. C’est la raison pour laquelle il existe des mécanismes de sécurité automatiques — par exemple, pour freiner un train qui atteint une vitesse dangereuse. « Toute tâche qu’entreprend quelqu’un 100 fois, il y a une probabilité qu’elle soit effectuée correctement 85 fois, incorrectement 15 fois. »

Ce mécanisme automatique a-t-il failli sur le train de la MMA? Dans son 2e communiqué, la compagnie évoque l'hypothèse d'un relâchement des freins à air, sans expliquer ce qu'elle entend par là.

La compagnie a-t-elle tourné les coins ronds? La réglementation fédérale est-elle trop laxiste? Ou bien s’agit-il d’une tout autre cause? Chose certaine, les statistiques disaient qu’un tel accident devait arriver, tôt ou tard, dans un coin ou l’autre de l’Amérique du Nord.

L’explosion a rasé le centre-ville historique de Lac-Mégantic sur deux kilomètres carrés : une trentaine de bâtiments ont brûlé, dont les bâtiments patrimoniaux, la bibliothèque, les archives de la ville. Ainsi que des résidences. Et le bar Musi-Café, où se trouvaient manifestement des dizaines de victimes.

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