L’IA et notre avenir numérique : entrevue avec Matthieu Dugal

L'animateur Matthieu Dugal.

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Sommes-nous plus que l’ensemble de nos données? L’intelligence artificielle (IA) rendra-t-elle l’être humain obsolète? Dans la série IA, être ou ne pas être, Matthieu Dugal va à la rencontre de son double numérique et de sommités mondiales dans plusieurs domaines scientifiques afin de trouver un début de réponse à certaines de ces questions fascinantes sur l’avenir de nos technologies.

Après avoir fourni toutes ses données à une entreprise de programmation, l’animateur s’est retrouvé face à face avec une version artificielle de lui-même, construite à partir de toutes les traces qu’il a laissées dans l’univers numérique au cours des 15 dernières années. 

Au travers de cette expérience, il a constaté à quel point l’intelligence artificielle transformera certainement notre rapport à l’autre, à l’art, au travail et à soi-même : nous avons discuté avec lui de cet avenir à la fois fascinant et angoissant.


Quelles étaient les questions qui t'ont poussé à te lancer dans cette quête de compréhension de l’IA et de ce qui forme notre identité numérique?

Matthieu Dugal : Plus on va passer du temps en ligne dans le futur et plus on va interagir avec des entités que l’on pense humaines, plus on va en fait passer de temps avec des algorithmes.

On s’est posé la question suivante : « Est-ce qu’on pourrait littéralement se téléverser en ligne? » On ne parle pas bien sûr de téléverser sa conscience, mais plutôt de tous les signes qu’on laisse en ligne et qui, avec des algorithmes, peuvent être recréés sous la forme d’une poupée numérique. Du texte, de la voix ou de la vidéo.

Ce qu’on voulait montrer avec ça, c’est qu’il y a certaines techniques d’IA qui nous permettent d’avoir une certaine immortalité. Ça soulève bien des questions sur le plan de l’éthique et de la psychologie : allons-nous devenir dépendants à ça? Allons-nous préférer ces entités numériques à celles des vraies personnes? 

Matthieu Dugal.

 

Ces technologies deviennent de plus en plus imperceptibles par l’être humain. Qu’est-ce que ça signifie pour l’avenir selon toi?

M.D. : Le test de Turing, c’est un peu ça! Si l’IA réussit à faire oublier sa nature, elle a passé le test. Peu importe que ce soit juste des machines qui roulent en arrière-scène; si nous, humains, avons l’impression que l’entité devant nous démontre de l’empathie, nous allons être prêts à bien des choses.

Peut-être qu’en fin de compte, paradoxalement, ça va redonner de la valeur au fait d’être en présence de personnes, de manière analogique. Parce que partout ailleurs, on ne sera jamais sûr de ce à quoi nous faisons face. Est-ce un programme? Une vraie personne? L’image que je vois est-elle réelle? Une sorte de palais des miroirs, où l'on ne sera jamais certains de la véracité de ce que l’on voit, de ce que l’on entend, de ce qu’on lit.

 

Dans la série, quand tu rencontres ton double numérique pour la première fois, même en sachant que c’est un algorithme, fabriqué avec des lignes de code, ta première réaction, c’est de dire : « Oh my god! » Qu’est-ce que tu vivais à ce moment-là?

M.D. : Ce qui m’a fait un peu angoisser, c’est de savoir que nous assistons seulement aux balbutiements de cette technologie, mais c’est déjà rendu là, malgré tout! 

Ce n’est pas aussi bluffant que les avatars dans Star Wars ou Ex Machina. Actuellement, la technologie n’est pas vraiment au point, et c’est pourtant déjà intrigant. Les premières choses qui ont bien fonctionné avec l'apprentissage profond remontent juste à 10 ans! En une décennie, ça a tellement évolué : les voix synthétiques de qualité, l’hypertrucage, les générateurs d’images…

Il faut quand même s’inquiéter par rapport à cela. Ça va être des outils qui vont permettre une créativité extrême, mais ça peut aussi être très préoccupant, par exemple en ce qui concerne la santé mentale. Comment va-t-on vivre le deuil quand on va pouvoir obtenir une copie d’une personne qu’on aime?

Le double numérique de Matthieu Dugal.

La représentation visuelle du double numérique de Matthieu Dugal.

 

De voir un double de toi créé à partir de tes données laissées sur les réseaux sociaux, est-ce que c'est quelque chose qui t’a poussé à remettre en question ta relation avec ces plateformes?

M.D. : Juste avant la pandémie, j’avais fait le test; j'ai décroché de tout pendant un mois, j’avais juste mes courriels pour le travail et c’est tout. Je me suis rendu compte que ce n’est pas si pire que ça, qu’on peut très bien vivre sans, mais en même temps, je sentais qu’il y avait tout un aspect de la vie sociale qui m'échappait.

Les aspects problématiques de ces plateformes viennent souvent du fait que ce sont des technologies privées. On l’a vu avec Facebook et Instagram, la santé mentale des utilisateurs, ce n’est pas vraiment au sommet de leurs préoccupations. Le réseau social n’est pas nécessairement le problème, c’est le fait qu’il soit conceptualisé dans le but de procurer de l’argent à des actionnaires.  

Ces technologies-là, ce n’est pas nous qui les créons, ce n’est donc pas nous qui décidons de leurs paramètres.  Elles sont optimisées pour nous faire réagir et nous faire faire des trucs parce que l’on est dans un environnement précis, en nous rendant accros aux notifications

 

Dans IA, être ou ne pas être, des sommités de nombreux domaines scientifiques semblent partager un certain malaise en pensant à la direction que prend l’IA. Est-ce que tu trouves ça inquiétant?

M.D. : Je ne sais pas si c’est déjà arrivé dans l’histoire des technologies que l’on ait assuré un développement d’une telle innovation de manière intelligente, en anticipant tous les facteurs externes et les trucs qui pourraient mal se passer.

À partir du moment où les gens vont avoir toutes sortes d'outils pour interagir avec des avatars et l’IA, est-ce qu’ils vont devenir encore plus accros aux réseaux sociaux? Est-ce que ça va faire en sorte que leur santé mentale va devenir plus précaire? On ne le sait pas trop, mais ces technologies-là se développent quand même à grande échelle.

Ce n’est pas que problématique, mais on n’a pas un historique de développement responsable des technologies.

Matthieu Dugal avec un expert lors du tournage de la série IA, être ou ne pas être

Le pédiatre Jean-François Chicoine lors d'une discussion sur l'IA avec Matthieu Dugal dans le contexte de la série.

 

L’espèce humaine est-elle prête à accueillir ces technologies?

M.D. : Je ne suis pas vraiment confiant de la manière dont on va être capables de gérer ces choses-là une fois qu’elles seront partout. J’espère qu’on sera capables de mieux réglementer ça, de créer des cours de littératie numérique, par exemple, parce que c’est sûr qu’on joue un peu avec le feu.

À partir du moment où l'on peut faire un truc, on le fait, on le vend, et l'on ne se pose plus de questions après. C’est ce qui est un peu plate : c’est comme si la seule limite était une catastrophe ou le fait que des gens tombent malades, sinon il n’y en a pas vraiment.

 

Parmi les applications positives de l’IA, les domaines prometteurs, qu’est-ce qui te fascine le plus?

M.D. : Du point de vue de la création, ça peut être extrêmement intéressant.

Faire revivre des artistes morts depuis longtemps par le numérique, ça a déjà commencé un peu, mais c’est sûr que ça va changer le cinéma, par exemple, et même notre rapport à l'œuvre d’art. Ça se peut qu’on s’en aille vers ça, mais qu’est-ce que ça veut dire pour le rôle du comédien rendu là?

Avant, les machines servaient à augmenter nos capacités physiques. Maintenant, il y a les aspects cognitifs. L’IA, c’est peut-être à l’intelligence humaine ce qu’un avion représente pour un oiseau. Ça y ressemble, ça s’en inspire, mais ce n’est pas pareil, et ça permet de faire de nouvelles choses. On aura des possibilités que nous n’avons jamais eues en tant qu’espèce.

 

Entrevois-tu l’avenir de l’IA avec optimisme?

M.D. : Les doubles numériques vont probablement nous permettre de mieux vivre. On pourra, par exemple, avoir des copies numériques de nos organes pour prévoir des maladies à venir. 

Ce ne sont pas juste des doubles qui jouent à nous, ce sont des données qui permettent de prédire ce que l’on va faire, ce que notre corps va faire. 

Ça renvoie aussi à la notion de liberté : quelle liberté avons-nous si nos données nous disent, par exemple, que l’on va développer de l’arthrose si nous ne marchons pas plus. Il va y avoir de nombreux signes que ces doubles-là vont nous envoyer pour que l’on puisse voir comment optimiser nos vies. Est-ce qu’on va laisser derrière nous notre nature humaine?

On ne voulait pas créer de panique morale avec la série et je ne suis certainement pas un technophobe. En même temps, si l’on regarde la manière dont les technologies ont été développées dans les 15, 20, 30 dernières années, comme le web, il y avait de nombreuses superbes promesses qui se sont seulement en partie réalisées. 

Pourtant, Tim Berners-Lee [le principal inventeur du World Wide Web (WWW)] n’est pas très fier de là où le web est rendu aujourd’hui, et je pense qu’il a un peu raison de ne pas l’être.

Matthieu Dugal lors du tournage de la série IA, être ou ne pas être.

 

Ton double numérique, que va-t-il lui arriver?

M.D. : Pour le moment, il est rangé! Le double attend peut-être une prochaine itération, avec GPT-4 [un modèle de langage propulsé par l’IA] par exemple, pour voir si l'on peut faire autre chose avec lui. C’est sûr que si je disparais, ma blonde le détruira tout de suite, en tout cas selon ce qu’elle dit!

Moi, je le garde, pour voir s’il ne serait pas possible de faire autre chose avec dans quelques années, en reprenant les mêmes données ou des données encore plus détaillées que l’on aura sur moi. C’est une poupée serrée dans un garde-robe.
 

Matthieu Dugal, merci!


La série documentaire IA, être ou ne pas être est diffusée en trois parties les lundis à 21 h sur ICI Explora ou directement sur le site d'ICI TOU.TV.


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