Si vous trouvez que les réseaux sociaux et certaines des grandes plateformes numériques que vous utilisez fréquemment sont de moins en moins agréables, vous n’êtes certainement pas la seule personne à faire ce constat. Plus de publicités, moins de choix, plus de frais : de Netflix à X (feu Twitter) en passant par Reddit, Amazon et Instagram, les grandes entreprises du web semblent irrémédiablement attirées vers un déclin qualitatif. Qu’est-ce qui explique ce curieux phénomène?
Le journaliste, blogueur et auteur Cory Doctorow a inventé en 2022 un mot bien précis pour décrire la régression des grandes plateformes numériques : l’enshittification. Ce néologisme légèrement vulgaire – qui n’a pas encore d’équivalent français, mais qui pourrait se traduire par « merdification » – est une manière d’évoquer simplement le déclin inévitable des géants du web.
Pourquoi certains produits numériques, sous la tutelle des plus riches entreprises au monde, deviennent-ils de moins en moins agréables à utiliser? La cause en est assez évidente : la recherche constante de profits.
Plusieurs exemples récents démontrent que les grandes entreprises n’hésitent aucunement à apporter à leurs plateformes des changements qui ne profitent pas aux utilisateurs et utilisatrices, mais qui visent simplement à augmenter les recettes.
On peut d’abord penser à Netflix et à Disney, qui ont décidé de s’attaquer au partage de mots de passe, ou à YouTube, qui s’attaque de plus en plus agressivement aux bloqueurs de publicités tout en augmentant la fréquence des annonces.
Pour préparer son entrée imminente sur le marché boursier, Reddit exige des sommes faramineuses pour accéder à son API, une fonctionnalité qui permettait notamment aux internautes d’utiliser des applications tierces souvent mieux conçues que l’application officielle, mais surtout sans publicités.
Des internautes ont montré leur mécontentement envers le PDG de Reddit lors de la dernière fresque pixelisée annuelle de r/place.
Instagram a discrètement changé le fonctionnement de son outil de recherche et de son algorithme afin de promouvoir les comptes populaires et les contenus commandités, en envoyant du même coup de plus en plus de publicités dans les fils normalement réservés aux contenus des personnes que l’on suit.
Amazon annonçait récemment que l’abonnement de base à sa plateforme vidéo allait bientôt contenir des publicités, et la direction de X, le sinistre fantôme de Twitter, continue de prendre des décisions controversées en transformant sa plateforme.
Qu’ils soient efficaces ou non, ces changements sont toujours apportés dans le but de générer plus d’argent, souvent par le biais d’augmentations des revenus publicitaires, au détriment des utilisateurs et utilisatrices.
Fidéliser sa clientèle pour mieux la piéger
Avec son concept d’enshittification, Cory Doctorow pointe le capitalisme et le désir constant de croissance comme pierre angulaire de ce curieux problème de déclin de la qualité des plateformes numériques.
Dans un article du magazine Wired, il cible notamment TikTok et Amazon en raison de leurs pratiques similaires.
Pendant des années, la division marchande d’Amazon a opéré à perte afin de fidéliser sa clientèle à l’aide de son service de livraison rapide, de ses retours gratuits et de sa bonne sélection de produits.
Financée par les profits d’Amazon Web Services et par les investissements provenant de la Silicon Valley, l’entreprise pouvait ainsi opérer sans trop de mal en tuant petit à petit sa concurrence.
Maintenant que les achats sur Amazon font bien partie des habitudes des gens, l’entreprise semble se transformer : les recherches sur son site sont inondées par des produits commandités de piètre qualité, les prix y sont moins avantageux, le service à la clientèle est moins bon et les livraisons ne sont plus aussi rapides qu’autrefois dans bien des régions.
Here is how #platforms die: first, they are good to their users; then they abuse their users to make things better for their business customers; finally, they abuse those business customers to claw back all the value for themselves. Then, they die. 1/ pic.twitter.com/Gm92Xph8VO
— Cory Doctorow @pluralistic@mamot.fr (@doctorow) January 21, 2023
« Voici comment les plateformes meurent : au départ, elles sont bonnes pour leurs utilisateurs; ensuite elles abusent de ces derniers au profit de leur clientèle d'affaire; finalement, elles abusent de cette même clientèle pour s'approprier toute la valeur. Ensuite, elles meurent », explique Cory Doctorow dans une publication sur X.
Les entreprises savent certainement que ces changements négatifs pour les utilisateurs et utilisatrices finissent par être acceptés s’ils sont assez graduels, puisqu’il peut être difficile pour une personne de sortir d’un écosystème qu’elle connaît bien, qui fait partie de ses habitudes de vie.
D’une même manière, il n’est pas nécessairement facile d’abandonner un réseau social lorsque tous nos contacts s’y trouvent et qu’on l’utilise depuis de nombreuses années, et ce, malgré l’augmentation des publicités ou l’imposition de changements négatifs.
Les géants du web le savent bien et leur stratégie n’est pas un secret : elle consiste à attirer une clientèle fidèle en faisant des concessions, en lui donnant ce qu’elle cherche, pour ensuite introduire des changements moins populaires, mais profitables une fois que les internautes deviennent relativement dépendants de cet écosystème numérique.
Cette stratégie ne se limite d’ailleurs pas qu’aux plateformes classiques. On a pu la voir être récemment déployée par l’entreprise derrière le moteur de jeu Unity et la tentative de son dirigeant de piller une grande part des profits des concepteurs de jeux.
Il semble s’agir d’un cheminement naturel dans le domaine des technologies numériques, pour les entreprises qui désirent augmenter leur capitalisation boursière et satisfaire les investisseurs avec une croissance continue. En période d’incertitude économique, l’enshittification est donc un terme qui trouve de plus en plus sa raison d’être.